En s’enfonçant dans les fjords norvégiens, les hauts bâtiments industriels surplombent la petite ville de Kirkenes. Aux frontières de la Norvège, de la Russie et de la Finlande, les bateaux ont désormais l’habitude de naviguer dans ses eaux libres de glace. Au bord de la ville, on s’aperçoit que la ville est rythmée par la mine locale. Une mine de fer ouverte il y a peu de temps. La localité est en pleine ébullition, des habitations se construisent les unes après les autres, des commerces fleurissent, le port s’étend. Dans cette bourgade de quelques milliers d’habitants, une autre association vient d’être fondée. Le club de football, le Kirkenes IF.

Le développement du football et ode la culture local (1908 – 1939)

Le football s’est établi à la fin des années 1900 dans la péninsule du Varanger. Les activités sportives ont été créées en grande partie suite à la fondation de Sydvaranger AS en 1906, une industrie minière exploitant les mines de fer dans le Sør-Varanger près de Kirkenes. Les ressources près du district de Kirkenes étaient connues depuis environ quarante ans. Mais les difficultés pour ouvrir une mine étaient nombreuses. Alors que la ville connaissait un déclin des activités lié à la pêche, de nombreux travailleurs venaient de la région, mais aussi des comtés plus au sud de Troms et du Nordland.

L’afflux massif de la population faisant passer la ville dans la période 1910 à 1930, de 3570 à 7590 habitants. L’hôpital le plus proche était à Vadsø dans un fjord plus au nord. Un hôpital privé a alors été bâti. Les déplacements étaient longs. Alors une ligne de chemin de fer a été construite.  En 1935, un journal norvégien dit « Venir à Kirkenes c’est comme arriver à une idylle économique et souriante ». La ville est devenue un avant-poste moderne de la Norvège. Le minerai était déversé dans toute l’Europe. Malgré le fait que la guerre de 1914-1918 a limité les exportations de fer à l’étranger.

Mais dans leur temps libre, les jeux de cartes, la danse, la boisson et les combats étaient courants à cause du manque de divertissement. Deux ans plus tard, l’association sportive de la ville est créée. Le Kirkenes IF doit « promouvoir des sports d’été et d’hiver sains sur place ». Neuf habitants, dont des employés de la mine, se sont réunis dans un bâtiment de la ville qui deviendra plus tard la mairie de la ville « Skansen » à Storgata. Sa gestion est soutenue par des forces au sein de la direction de Sydvaranger AS déplorant le manque d’association sportive. Le premier président était Haakon Myrhold jusqu’en 1909.


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Cette même année, le Kirkenes IF jouait son premier match contre Nyborgmoen situé à mi-chemin entre Kikenes et Vadsø. L’équipe gagne 4-0. Kirkenes était un lieu de rencontre entre les clubs de la péninsule du Varanger et les clubs plus au sud qui se sont développés à partir des années 1910. Kirkenes avait déjà une place centrale entre la Norvège, la Finlande et la Russie. D’autant que la Norvège s’est séparée du Danemark (1814) puis de la Suède (1905). Les premiers contours fixés entre la Norvège et la Suède ne sont intervenus qu’en 1751, plaçant une grande partie du Finnmark d’aujourd’hui en Norvège. Pourtant, Kirkenes était en Russie jusqu’en 1826 depuis les voyages russes vers les mers septentrionales au 16ème siècle. Les frontières ne cessaient d’être déplacées dans une région très peu peuplée.

Kirkenes n’était qu’un petit village sur la côte. Après son développement, la bourgade a changé de statut. Elle était dans une zone où les influences norvégienne et russe se superposaient. En 1926, les frontières ont été fixées. Kirkenes était norvégienne tout proche de la Finlande, du couloir finlandais longeant le fleuve Petchenga, à l’est du village suite à l’après-guerre de 1914-1918. La Finlande était devenue indépendante. Le village côtier était déjà en Norvège avant la guerre, mais les influences étrangères étaient fortes. Le football s’est entre autres développé grâce aux soldats nombreux dans la région qui étaient formés dans la péninsule du Varanger. Il y avait des échanges entre les norvégiens et les finlandais qui disputaient régulièrement des matchs.

Kirkenes IF a participé aux premiers tournois locaux. Dans le comté, en 1920, pour la première fois, quatre clubs dont l’équipe de Kirkenes, jouent un championnat provincial. Il n’y a que deux rencontres, mais les liens entre les clubs de la province sont naissants. A cause des déplacements compliqués, le championnat est restreint au club de la péninsule du Varanger à partir de 1923. Le développement du championnat local favorisera l’identité de la ville autant sportivement qu’économiquement avec les autres villages du Finnmark.

Dans la première partie des années 1930, le club de Kirkenes était l’une des meilleures équipes du nord de la Norvège. Ils ont perdu 1-0 contre Mjølner (Narvik) en demi-finale. L’année suivante, le journal Finnmarksposten écrivait : « Ils ont ainsi consolidé leur propre réputation et la réputation de Finnmark, et méritent des remerciements ! » après avoir gagné les demies finales contre Tromsø IL. La finale du championnat était retransmise à la radio et les capitaines des équipes étaient interviewés avant le match où ils ont perdu 4-3 contre Bodø. Le capitaine de Bodø/Glimt a déclaré que l’équipe avait fait de bons matchs, le capitaine du Kirkenes IF, Erling Karlsen, ajoute : « Nous ne voulons pas promettre la victoire, mais nous essaierons de représenter le football du Finnmark d’une manière digne ».

Malgré sa défaite, le magazine de Tromsø saluait les efforts du Kirkenes IF. En 1935, l’équipe atteignait les demies finales contre Harstad IL, le match aller à Tromsø s’est terminé à 1-1 devant 1 000 spectateurs. Le match retour devant 1 500 spectateurs à Kirkenes s’est clos sur une défaite 1-0. Les rencontres de football restaient régionales. Cet isolement du football du nord de la Norvège, favorisé par la presse régionale, a renforcé l’identité locale à Kirkenes et les rivalités entre les villages du Finnmark.

Le nord de la Norvège est composé de plusieurs groupes d’ethnies différentes s’étalant dans toute ou une partie de la Laponie, souvent sur plusieurs pays. Bien que le football fût en grande majorité disputé par les norvégiens, Kirkenes était un des villages côtiers avec la plus grande proportion de Sames et de Kvènes. Les Sames s’étendent sur un vaste territoire en Laponie. Les Kvens ont des origines finnoises. Ils ont émigré massivement vers les côtés maritimes au 18ème siècle. Ces derniers composaient à Sør-Varanger, dont Kirkenes, 15% de la population, les Sames 21% en 1910. Dans les plus grands villages, l’un comme l’autre représentait moins de 5% des habitants locaux. Seuls Vadsø et Alta avaient d’importantes communautés Kvens comparables à ceux de Kirkenes.

L’immigration venant travailler dans la mine près de Kirkenes a fait chuter la proportion de Kvens à 15% et de Sames à 11% en 1930. Les journaux montrent que les Kvens étaient nombreux à jouer dans les clubs de football de Vadsø. Les Sames étaient peu présents, dans le club de Kamp (Alta), puis de Elvebakken IL où seulement deux joueurs en 1930 ont été répertoriés dans le recensement norvégien. Tout au long des années 1930, l’organisation du football à travers les frontières des districts a contribué à renforcer différentes identités régionales.

Mais la bourgade de Kirkenes représentait un avant-poste moderne de la Norvège, renforçant l’identité nationale contre les pays voisins. A cause de sa présence insuffisante selon elle, la Norvège était préoccupée de la propagation de la culture finlandaise. Elle a favorisé la migration venant du sud du pays et à rendre le norvégien indispensable. Cette période de migration a été un marqueur de souveraineté. D’autant qu’à l’intérieur de la Norvège, les associations sportives utilisaient la langue norvégienne et étaient dirigées par des norvégiens, ce qui explique la faible participation des Kvens et surtout des Sames.

L’irruption de la guerre et interruption du football (1940 – 1944)

« Je me souviens quand les navires allemands sont entrés dans le Bøkfjord pour la première fois. C’était en juin 1940. Nous pêchions le saumon de mer. Les Allemands avaient un corps de musique sur le pont qui jouait des marches. Cela sonna dans le fjord », a déclaré Ingvald Henriksen, qui en 1940 avait 13 ans.

Lorsque Vidkun Quisling dirigea la Norvège sous l’occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale, le nord de la Norvège a été particulièrement cahoté. Les forces armées qui étaient déjà nombreuses dans le Finnmark et qui avaient rependu le football dans le comté étaient omniprésentes. De nombreux villages furent détruits, Kirkenes avait subi des dégâts matériels parmi les plus importants d’Europe. Les troupes allemandes installèrent une base navale et aérienne à Kirkenes du fait de sa position près de l’Union Soviétique. Dans ces longs mois d’occupation, les associations locales étaient bouleversées, quelques matchs étaient organisés. Parfois, de simple match en temps libre sur la neige pour les allemands et les collaborateurs, à d’autres moments des matchs plus organisés dans la ville devant des spectateurs.

Match devant la résidence du commandant allemand et la maison Stuhr à gauche.

Les frontières séparant la Norvège, la Finlande et la Russie ne cessaient de se fermer depuis plusieurs décennies. Elles étaient désormais closes. Dans ces matchs tenus dans Kirkenes, le salut fasciste ouvrait la rencontre devant un rassemblement d’habitants et devant la résidence du commandant. La maison Stuhr avait été établie à côté du stade. Plus loin, près de Vadsø au nord de Kirkesen, les soldats allemands jouaient un match de football sur la glace qui s’est formée dans le fjord en hiver (photo à la Une prise par un soldat allemand en 1941).

Les interdictions liées à la guerre ont eu un impact important. Le championnat du nord de la Norvège a été arrêté tout au long de l’occupation. Le club de Kirkenes avait pourtant lors de la dernière année, en 1939, joué sa deuxième finale. Le soutien public d’après-guerre était faible dans le sport. Par exemple, peu de gymnases étaient construits, une installation essentielle dans les villes septentrionales. À Gamvik, à l’ouest de Kirkenes, le football s’est particulièrement développé. Les jeunes ont aménagé trois terrains de sport sans fonds publics. A Kirkenes, la ville était en reconstruction après sa destruction presque entière après que les soviétiques ont repoussé les allemands hors du comté. Les matchs entre les villages voisins reprenaient.

Le football, remède à tous les maux (1946 à aujourd’hui)

Le football est resté local dans la période d’après-guerre. A cause de leur économie, les équipes du nord de la Norvège n’étaient pas autorisées à participer à la coupe jusqu’en 1963 ou au match de championnat entièrement norvégien avant 1979, même si Mjølner (Narvik) a pu essayer une saison de la meilleure série norvégienne en 1972.

La Norvège dans le camp opposé à l’Union Soviétique fermait ses frontières près de Kirkenes. Aucun passage, ni même d’échanges vocaux n’étaient autorisés. Kirkenes se retrouvait dans un passage sans issue. Le club de la ville n’a jamais retrouvé ses victoires des années 1930. Le football était pratiqué au milieu des bâtiments en reconstruction, le plus souvent contre Vadsø ou Vardø. D’autant que le nord de la Norvège était toujours mis à part du championnat norvégien. Chaque année, une « équipe nationale du nord de la Norvège » disputait des matchs contre le nord de la Suède jusque dans les années 1970. Ces matchs étaient déjà disputés dans les années 1930. Le gardien de Kirkenes IF, Ingvald Frøysa, a même représenté l’équipe du nord de la Norvège. Des matchs ont ensuite été organisés contre l’équipe de Trondheim qui jouait dans le championnat norvégien. La sélection de Harald « Dutte » Berg (Bodø) et Trygve Bornø (Harstad) pour l’équipe nationale a contribué à l’insertion du nord de la Norvège.

Publicité dans un journal local du premier match russe en Norvège en 1959.

Cependant, ils existent de nombreux exemples témoignant des échanges culturels entre la Norvège et l’Union Soviétique à Sør-Varanger. Notamment, à partir de 1959, des travailleurs norvégiens se sont rendus de l’autre côté de la frontière pour le développement d’un barrage hydraulique sur le cours d’eau Pasvik. Le même lieu à quelques kilomètres de Kirkenes où la Finlande possédait un territoire avant la guerre. Des échanges dans plusieurs sports, autour de rencontres entre norvégiens et soviétiques se sont déroulés. Le premier match de football entre des équipes locales, dont une soviétique, s’est déroulé à Kirkenes. Ils se sont affrontés devant 1 500 spectateurs. Le match amical s’est terminé sur un score de 3-3.

En 1965, lorsque la construction à Skoltefoss s’est terminée, l’Union Soviétique a autorisé pendant un an des norvégiens à visiter Boris Gleb, une petite bourgade à la frontière. Il y avait un hôtel, un bar, un commerce. Mais le gouvernement norvégien n’a pas voulu renouveler ces échanges. La culture orientale était active à Kirkenes, par son marché russe tenu chaque mois par exemple. Dans les années 1980, Mourmansk accueillait des compétitions, notamment de lutte qui était populaire dans la région. Les habitants dans le Finnmark ont maintenu un contact avec l’Union Soviétique qu’ils jugeaient nécessaire. Parfois, elle était éloignée avec le reste de la Norvège dans les périodes moins apaisantes.

Premier match russe en Norvège en 1959. Le joueur à droite est  Willy Olsen du Kirkenes IF.

Les frontières se sont ouvertes dans les années 1990. Les échanges culturels et économiques ont augmenté. Le 11 janvier 1993, une conférence sur la coopération s’est tenue entre les pays nordiques et la Russie à Kirkenes. La ville norvégienne a été appelée « petite Mourmansk » en raison de son rapprochement avec la Russie. Dans la ville, les rues principales sont signalées par des panneaux de signalisation norvégiens et russes. A partir de 2012, les travailleurs logeant à quelques kilomètres de la frontière russo-norvégienne pouvaient traverser la frontière sans visa pour favoriser les échanges économiques dans la région.

La ville est peuplée d’environ 10 000 habitants aujourd’hui, mais peu dense. Sør-Varanger se tourne désormais davantage vers les activités maritimes. Kirkenes IF a environ 180 joueurs et joueuses, avec neuf équipes masculines et trois équipes féminines. L’équipe ne joue qu’en quatrième division du championnat norvégien, mais possède un encadrement reconnu par la fédération norvégienne. Le football s’est ouvert progressivement pour les Sames. Leur équipe de football est membre de la CONIFA. Ils ont participé notamment au dernier championnat européen dans le Haut-Karabagh, ancienne République Soviétique.

En 2018, la coupe du monde en Russie a même impacté Kirkenes, pourtant loin des villes hôtes. En plus des traversées illégales de la frontière, le festival Barents Spektakel qui se déroule chaque année à Kirkenes depuis 2004 se focalisait autour du football. Cet événement est un échange politico-culturel transfrontalier. Pendant cinq jours, sous la neige, la ville a été envahie par des équipes de football intermittentes.

Plus récemment, en octobre 2019, un tournoi de football opposant des équipes norvégiennes, finlandaises et russes s’est déroulé à Kirkenes. En visite dans cette ville symbolique de la guerre mondiale, la ministre norvégienne des Affaires étrangères et le ministre russe des Affaires étrangères et le gouverneur de la région russe de Mourmansk ont assisté à ce tournoi. Les échanges culturels n’ont cessé de croître. Le football a dans chaque période au côté d’autres sports maintenus les liens entre ses bourgades du Varanger.


Image à la Une: Matthias Schlagwein

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